mardi 22 avril 2008

Le lai d'Aristote



Corollaire du fantasme sexuel de la femme dessus, naît, dans le milieu des Troubadours un mythe érotique original qui renverse une des figures les plus claires de l’auctoritas médiévale.

Composé par un chanteur Normand du XIIIe siècle, Henri d’Adeli, le Lai d’Aristote raconte comment le tuteur d’Alexandre le Grand, tente de séparer le jeune roi de son amoureuse Phyllis, qui le fait négliger ses devoirs politiques. Phyllis, au faîte de cette offensive, prépare un stratagème pour la contrecarrer.

Tandis que le philosophe médite laborieusement dans son étude elle danse et chante, dénudée, dans le jardin adjacent. Aristote la perçoit et la veut aussitôt. Elle lui met comme condition de se prêter à un petit caprice : il doit être sa monture.

Le Philosophe par excellence, « le mâitre de la logique, la métaphysique et l’éthique », terrassé par le désir, y accède, jouant le rôle burlesque de coursier (métaphore déjà présente, on l’a vu, dans l’érotique romaine de la femme dessus).

Phyllis, le chevauchant, chante son triomphe.

« Et cele s’en est entremise

Tant qu’ele li met sor le dos.

Bien fait Amors d’un viel rados

Puis que Nature le semont

Quant tot le meillor clerc du mont

Fait comme roncin enseler

Et puis a quatre piez aller

Tot chatonant par sesor l’erbe.

Ci couvient essample et proverbe,

Sel savrai bien a point conter !

La damoiselle fait monter

Sor son dos, et puis si la porte.

La damoiselle se deporte

En lui chevauchier et deduit ;

Parmi le vergier le conduit,

Si chante cler et a voiz plaine… »

(Henri d’Andeli, Le lai d’Aristote, texte publié par Maurice Delbouille, Paris, Les Belles Lettres, 1951, vers 445-460)

La scène allie le grotesque (« d’un viel rados », « comme roncin enseler… ») aux topoï du lyrisme chevaleresque (« deduit », « vergier », intervention du Cupidon christianisé « Amors », invocation de la Nature, etc.) sans qu’on puisse parler de véritable érotisme : nous sommes plus près du régime de la duperie et la bourle des fabliaux

Alexandre regarde par la fenêtre et voit son maître abaissé. Celui-ci, malin, lui répond qu’il y a une leçon à apprendre de ceci : si un vieux philosophe est incapable de résister le pouvoir de l’Eros, Alexandre doit redoubler de prudence, étant jeune. Amusé, Alexandre se réunit à la malicieuse Phyllis.

Le lai connut un succès énorme à travers l’Europe. Il emblématisait, dans sa simplicité, une série de conflits qui traversaient la culture savante du moment : le débat topique de la clergie et de l'amour, la hantise du triomphe de la ruse féminine sur l'esprit d'analyse et du désir physique sur l’appétit de savoir (déjà ironiquement évoqué par Marcus Argentarius au Ier siècle[1])

Il consacrait aussi le portrait, entre burlesque et pathétique du senex amans, à la fois mise en garde et expression de désirs refoulés.

Une des premières réécritures fut faite par Jacques de Vitry, en forme d’exemplum pour ses Sermones Vulgares, enrichissant l’offensive gynécide des clercs par une nouvelle illustration des ruses diaboliques des femmes (toutes des… courtisanes).

Ce sera aussi, par la suite, l’occasion de faire le procès, par l’intermédiaire du Maître universitaire, de l’intellectualisme, dont la misère est ainsi étalée de façon carnavalesque. Le discours fidéiste des ordres mendiants s’en emparera.

Rapproché d’autres figures mythiques, sacrées et profanes, Aristote s’inscrit alors dans une topique spécifique, celle du « pouvoir des Femmes », analysé par Smith.

On le retrouve donc, au milieu d’autres hommes dupés tels David, Salomon, Samson ou Virgile, dans la Somme de John Gower, Confessio Amantis :

I saw there Aristotle also

Whom that the queen of Greec so

Hath bridled that in thilk

She made him such a syllogime

That he forgot all his logique.

There was no art of his practique

Through which it might be excluded

That he ne was fully concluded

To love, and did his obeisance.

And eke Virgil of acquaintance ....

Bk 8, 689 ff

Mais le succès fut surtout iconographique, permettant, par un glissement métaphorique assez évident, l’exploration de la hantise ambiguë de la femme dessus.

[1] “Je déroulais d'Hésiode ce noble écrit,
Les Travaux et les Jours,
Lorsque Pyrrha me changea les esprits.
Alors là, sans détour,
Je rejetai le livre et déclarai :
« Hésiode, j'ai assez de travaux,
Pourquoi diantre m'en fourrer de nouveaux ! »

2 commentaires:

Antonio Domínguez Leiva a dit…

De la part de Jean-Marie Fritz:

Il a été récemment l'objet d'un débat entre médiévistes érudits; un collègue
suisse, François Zufferey, a montré qu'il n'était pas d'Henri d'Andeli, mais
d'un certain Henri de Valenciennes, ce qui est plus drôle, car ce dernier est
l'auteur de poèmes religieux sur la luxure, sur les 7 joies de la Vierge ... et
une vie de Saint Jean l'Evangéliste (conservés dans le ms. de Madrid
9446)

Antonio Domínguez Leiva a dit…

Merci pour la précision, en effet cela rejoint les remarques de Sébastien sur la Sensualité baroque. On fera bientôt quelquechose sur la confluence occidentale entre amour sacré et amour profane... et entre prédication et érotisme.