lundi 30 juin 2008

Basic Instinct


Dès que la figure de la femme dessus retrouve sa spécificité, au-delà du catalogue banalisé des postures, réapparaît l’ancienne hantise de la bacchante déchaînée.

Ainsi la célèbre ouverture de Basic Instinct présente elle une femme blonde (sur l’identité de laquelle reposera tout le mystère du film[1]) qui possède de la sorte, après l'avoir attachée, une ancienne star du rock avant de la trucider avec un pic à glace (instrument déjà mythique dans l’arsenal du giallo et du gore).

Le jeu métafictionnel du film tournera autour de cette scénographie de l’insurrection féminine (qui peut être lue comme préfiguration de l’affaire Lorena Bobbit qui éclata un an après la parution du film). Catherine Trammel (l’inoubliable Sharon Stone) avait en effet décrit cette scène jusque dans les moindres détails dans un de ses romans à succès.

L’écho de la première scène revient dans la clôture du film, également célèbre, dans laquelle le détective Nick Curran (un magnifique Michael Douglas, vivant écho des anti-héros noirs incarnés par son père dans les fifties) et Trammel sont enfin réunis pour « la baise du siècle». Lorsque Nick tourne son dos, Catherine plonge sa main sous le lit, puis, après une brève hésitation, la remonte, vide, vers son amant.

La caméra plonge sous le lit et nous montre le détail du pic à glace meurtrier et (ironiquement) über-phallique.

Renversement dans le renversement comme l’affectionne le « néo-noir », cette image finale clôt le film sur lui-même dans une réversibilité angoissante, retour en force de la panique misogyne du film noir classique dans le contexte de la « féminisation de la culture américaine ».

La femme dessus, on le voit, garde entier son potentiel subversif pour le « regard mâle » (male gaze) qui orchestre, aujourd’hui encore, la discours filmique.

Le débat sur le sens de cette subversion reste, quant à lui, encore ouvert, opposant les partisans du « empowerment » féminin que représenta l’icône Stone aux critiques du versant gynécide et phallo-dépressif du « noir » ressuscité.


[1] Pour ceux que cette anatomie de rêve intéresse, il s’agit bel et bien de celle de Sharon Stone, qui refusa (self-publicity ? conscience professionnelle ? perversité ?) d’être doublée. L’énigme narratif s’inscrit ainsi dans la chair elle-même, jouant sur la fragmentation médiatique du corps starisé. Rappelons aussi, pour les nostalgiques de célébrités nues, que le rôle de Trammel fut rejeté par Julia Roberts, Meg Ryan, Nicole Kidman, Jodie Foster, Mariel Hemingway et Geena Davis. La face ( ?) du cinéma en eût été, dans chaque cas, changée…

mardi 24 juin 2008

Joys of Sex II

Néanmoins, contre les contempteurs (mais aussi les hérauts –de plus en plus rares) du frénétisme libidinal, on pourrait voir dans ces images l’illustration de la « relative tranquillité des mœurs sexuelles hypermodernes », nourrie « de l’idéal séculaire du sentiment et du bonheur que l’on assimile au « bonneur à deux » [1].

Mode d’emploi pour couple « cocooné » plus qu’aliénation performative, notre image renverrait alors à l’attention et le soin de soi qui, dans une « affectivation grandissante des rapports entre les êtres », se substituent à l’éclatement militant (quelque peu mythique) de la « libération sexuelle ».

Les positions sexuelles, au-delà de la substitution d’une discipline répressive des corps par une discipline jouissive, s’inscriraient alors dans le « sacre des petits bonheurs » de l’hyperindividu hypermoderne, au même titre que d’autres variations ludiques dans la vie quotidienne.

« De fait, l’imaginaire d’excellence technicienne et l’imaginaire relationnel progressent de concert : ce n’est pas une sexualité monadique qui triomphe mais un modèle fondé sur la dimension intersubjective, intégrant l’altérité désirante de l’autre (…) avec un idéal d’échanges des plaisirs, d’écoute du désir de l’autre, d’attention à ses rythmes et à ses préférences »[2]

Qui, sans être un tantinet hypocrite, pourrait vraiment s’en offusquer ?

Selon cette perspective, après avoir critiqué l’opulence capitaliste dont ils bénéficiaient largement, les tristes « intellocrates » (si fourbes[3]) s’attaqueraient maintenant aux plaisirs mêmes vers lesquels les poussent leur position doctorale et leur énorme narcissisme (car qui, sinon, se réclamerait intellectuel ?).

Les (petits) jouisseurs contempteurs de la jouissance des autres (empêcheurs de « jouir-en-rond »), ce serait le retour en force de Mr. Homais et de l’« expérience bourgeoise »[4].

L’inversion du sentimentalisme romantique par le culte « high » de Bataille serait ainsi devenue une « idéologie » de distinction de classe, opposée aux sexualités, bien plus satisfaisantes, de la culture « pop ».

Et la topique catastrophiste qui voudrait « liquider » la révolution sexuelle (peut-être la seule qui « changea la vie »[5]) ne serait autre chose que le substitut d’une millénaire rhétorique -finement analysée par J. Delumeau, peu convoqué néanmoins dans ces querelles- de condamnation religieuse des plaisirs éphémères de la chair?

Le débat (défaillant, pour ne pas dire autre chose) sur le sens de notre sexualité ("éréthisme discursif généralisé" symptomatique de la modernité occidentale selon l’analyse consacrée de M. Foucault) reste ouvert, comme le montra notre numéro historique de la Revue d’Etudes Culturelles consacré à « Erotisme et Ordre Moral ».

A vous de juger.



[1] G. Lipovetsky, op cit, p. 224.

[2] Id, p. 271-272

[3] Selon la théorie bien connue de P. M. Johnson, The Intellectuals, Harper, 1990

[4] « Il n’est peut-être pas inutile, rappelle Lipovetsky, de rappeler que la disjonction du sexe et du sentiment était autrement plus marquée quand les belles rhétoriques romantiques faisaient bon ménage avec la fréquentation assidue des bordels » (Op cit, p. 269).

[5] G. Duby, préface à Amour et Sexualité en Occident, Paris, Seuil, L’Histoire, 1991

lundi 23 juin 2008

Joys of Sex


Un des textes les plus décisifs et les moins étudiés de la « révolution sexuelle » fut le Joy of Sex de Alex Comfort (1972). Après avoir critiqué des siècles de manuels sexuels terrorisants dans The Anxiety Makers ce respectable sexologue, connu désormais comme Doctor of Fun, lança la bombe du self-help-sex qui se vendit à plus de dix millions d’exemplaires.

Illustré par les très seventies Charles Raymond et Christopher Foss (inspiré par un couple anonyme qui restera à jamais les « unsung heroes » de cette révolution), le livre reprenait la tradition des catalogues libertins par un aggiornamento de l’ars sexualis, adapté au « Paradis Sursexé, Dopé et Hédoniste des Boom-Boom Seventies » (Tom Wolfe)[1].

Depuis, un véritable sous-genre s’est développé à partir de cette niche, constituant une part assez alléchante du marché éditorial et se diffusant, à travers les magazines féminins puis masculins, dans l’ensemble de notre « noosphère »[2].

Les deux figures de cette image anonyme illustrent bien cette vogue, ainsi que la logique contemporaine de la banalisation sexuelle, apothéose du fun postmoderne pour les uns, « tyrannie du plaisir » dénoncée par les autres.

Ces couples assez enfantins seraient, pour tout un courant « néo-décadentiste », l’emblème de notre « liberté imposée », celle de « l’orgasme obligatoire »[3]. Depuis l’annus mirabilis ( !) de The Joy of Sex des textes fourmillent (constituant un nouveau sous-genre, à leur tour) qui « assimilent la libération sexuelle au « chantage à l’érection permanente », au « stakhanovisme de l’hédonisme », à la « tyrannie du génital », à la dictature du coït »[4].

Notre image, reprise assagie et banalisée de l'ancien fantasme subversif de la femme dessus, illustrerait alors ce sexe devenu « corvée », empreint du productivisme de la jouissance industrialisée, hypertechnique et opérationnelle [5], « savoir-faire technicien » qui nous éloigne des jeux délicats et poétiques de l'amour dans une véritable « désérotisation du monde ». Derniers en date « des beaux arts ménagers, à côté de la cuisine et du jardinage », ces « manuels de civilité du couple moderne » érigent la « bienbaisance » en principe absolu[6].

Ces deux "partenaires", s’instrumentaliseraient l’un l’autre afin de parvenir à l’autosatisfaction, le plaisir étant devenu pure performance, voire défi sportif dans un « projet de santé parfaite » devenu idéologie[7] qui génère des nouvelles angoisses, se substituant aux vieilles peurs métaphysiques puis médico-légales …



[1] C’est à juste titre que The Joy of Sex est l’expression choisie pour illustrer les années 70 dans le Century of Sex de James R. Petersen, commandité par Hugh Heffner, un des principaux « héros » de cette « révolution du siècle ».

[2] La question posée en 1970 par une femme anonyme, convertie au sexe oral, à Playboy sur le « contenu calorifique de l’éjaculation », peut à juste titre figurer comme le tournant historique de cette vogue. Il fallut attendre 1972, précisément, pour que Playboy ose la publier… (Pour celles et ceux que la réponse intrigue, cela varie entre une et trois calories…).

[3] H. Schlesky, Sociologie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1966, p. 212.

[4] Lipovetsky, Le Bonheur Paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006, p. 266

[5] Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998, p. 107-131

[6] P. Bruckner, Le Figaro, 13 août 1996.

[7] L.Sfez La Santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995

samedi 21 juin 2008

Banalisation de la femme dessus


Suite à la codification croissante du discours érotique, la figure de la femme dessus prend place dans la systématique combinatoire qui accompagne la prolifération des catalogues des postures sexuelles.

Dans cette logique arithmétique la figure perd de sa spécificité et l’écho de l’ancien tabou religieux et patriarcal s’estompe peu à peu dans une indifférenciation symbolique des corps et des organes.

Parmi quantité d'autres exemples, le roman voyeuriste de Raymond Guérin L’Apprenti (1946) illustre ce nouveau régime de la figure, le style (de "transition") hésitant entre préciosité et réalisme sale.

Le roman voyeuriste de Raymond Guérin L’Apprenti (1946) illustre ce nouveau régime de la figure, le style (de « transition ») hésitant entre réalisme sale et préciosité.

D’où la tension, autour de l’ancien interdit, entre l’abondance d’images (décevantes) qui vont de la « barque » à la « chèvre », en passant par les « poires » et la rhétorique naturaliste (car le dirty realism est bel et bien un naturalisme), proche de notre cher Zichy.

Symptomatiquement la logique triomphale de la femme est inversée, c’est elle la « crucifiée » et l’« égorgée » selon une fantasmatique sacrificielle qui renvoie à « l’écriture mâle » de Miller, dénoncée par Kate Millet dans le célèbre Sexual Politics. Animalisée (c’est elle la chèvre, comme diraient les étudiants d’aujourd’hui, et elle hurle) elle est, selon la tradition misogyne de la femme « naturelle » (c’est aussi elle le poirier) et presque matérique, proche de l’abject (des bulles de salive, etc). L’insistence sur la femme « prise », « possédée » et « dépossédée » se situe dans cette inversion de la menace de la femme dessus.


« La femme se remuait maintenant, imperceptiblement, sur l’homme qui l’avait prise. Comme une barque sur la mer calme. M. Hermès sentait la moiteur de ses paumes sur les genoux de son pantalon de pyjama….Quand la femme commença à gémir, M. Hermès fut déçu, oui : presque déçu. Cela avait monté trop vite. La femme creusait et gonflait ses reins comme une chèvre. L’homme, sur le dos, restait inerte, souriant. Il tenait les seins de la femme entre ses mains, comme des poires qu’il aurait voulu cueillir. Il semblait l’attendre. Mais, très vite, la femme ne fut plus qu’une chair qui roule, qui se brise sous le déferlement d’une force liquide et qui sombre. Elle battait l’air de la tête, les cheveux fous, comme irritée. Elle cria. Elle cria de plus en plus fort Elle avait perdu tout contrôle. Possédée, elle ne se possédait plus. Elle se débattait furieusement contre une résistance qui s’acharnait en elle. Elle s’était finalement dressée sur ses bras graciles, comme crucifiée, raidie, douloureusement raidie dans un spasme qui irradiait son visage. Puis elle hoqueta, des bulles de salive autour des lèvres. Et, les cheveux collés par la sueur sur les tempes, elle hurla tout d’un coup dans la nuit telle une égorgée, avant de s’abattre sur le corps de l’homme ».

mercredi 4 juin 2008

Zichy


Cette gravure de Mihály Zichy, célèbre peintre hongrois rangé (à tort) parmi les Romantiques, est représentative de l'envers "secret" des Beaux-arts à l'âge bourgeois.

La femme dessus (dans la position technique des "mystères pygiaciques" célébrés par Pétrone, plus banalement connue comme "reverse cowgirl") est maintenant banalisée dans une scène intime, quotidienne, qu’on aurait pu surprendre si, comme dans les romans cochons bourgeois, on était une bonne ou un adolescent trop curieux.

Tout, des coussins aux coiffures, vise à restituer un "effet de réel", prolongé par le souci du détail clinique (la façon dont la femme remonte calmement sa jupe, observant le bon déroulement de "la chose").

Loin des acrobaties complexes de Carracci et de ses corps aristocratiques, les corps sont ici calmes, lourds, sans idéalisation mais aussi sans laideur grotesque.

À peine les doigts crispés de l'homme (de la main mais aussi, surtout, des pieds raidis) et l'attitude de son menton, levé dans ce qui pourrait être un râle de jouissance, indiquent le mouvement coïtal.

Les visages, dérobés, échappent à notre voyeurisme mais aident à universaliser la scène, la transformant en fantasme dont on peut librement participer.

Eloigné du polisson autant que du sensationnalisme, cet érotisme bourgeois veut restituer la vérité des corps, double esthétique de la médicalisation du social étudiée par Foucault.

Nulle menace, a priori, dans cette femme. Néanmoins, l'attitude presque mortuaire de sa monture contraste avec la vigueur de son corps, renvoyant à la hantise d'une déperdition masculine au profit du triomphe de la Femme, topos qui nourrit autant les fictions "réalistes" ou naturalistes que "décadentes".

L'insistance, dans la série que Zichy consacre au coït, de la femme dominante (notamment à travers la figure, concurrente à la Femme Dessus, du cunnilingus) montre la persistance, "naturalisée", de cette hantise hiérarchique.

lundi 2 juin 2008

Succubes romantiques


L'iconographie du succube s'inscrit progressivement dans l'image démonisée de la femme dessus.

Dans cette gravure typiquement romantique la créature est monstrifiée, à la suite du Cauchemar grotesque de Füssli et du répertoire des formes goyesques.

Elle semble, par sa position, non seulement peser sur le ventre du rêveur (justification iconographique traditionnelle) mais aussi être le prolongement obscur de son sexe, écho de la tératologie phallique de moult gravure secrète du Romantisme.

La pine ailée constitue d'ailleurs une des figures privilégiées de cette tradition, remontant aux amourettes des fresques romaines.

La prostration de l'homme, aux traits subtilement féminisés, renvoie à la dépense sexuelle plus qu'aux affres d'un sommeil agité.

Il s'agit donc d'une vision littéraliste de la pollution nocturne (une des stratégies traditionnelles des succubes qui recueillaient ainsi la semence humaine dont ils avaient besoin pour se reproduire, selon les traités démonologiques), intériorisation du surnaturel traditionnel qui accompagne la mutation vers le "fantastique" dans le domaine littéraire et qui annonce la mythologie freudienne du pansexualisme onirique.

C’est dans ces marges des images bourgeoises que se filtrera le vieux fantasme de la transgression sexuelle de Lilith.