dimanche 28 juin 2009

L'intimité érotique 3



Du côté du lecteur, le risque de ces fables sensuelles apparaît1 : que le lu – part inconsciente du lecteur qui s’adonne à la fiction et au plaisir de la régression qu’elle induit –, encouragé par l’amplification de la matière intime et par l’énonciation à la première personne, adhère entièrement à une structure fantasmatique marquée à la fois par la déploration des amours perdues et par un repli vers l’illusion, originaire, de toute-puissance. Il est alors tout à fait clivé du lectant – instance critique qui examine les mécanismes poétiques et fantasmatiques auxquels le lecteur est soumis ; et la réparation comme la sublimation sont rendues impossibles, de même que sont entravées la reconnaissance de l’altérité et l’épreuve de réalité ludique. Seuls le lu et le liseur, le corps du lecteur soumis aux stimuli textuels, seraient donc engagés dans la lecture des fictions érotiques autodiégétiques induisant une accumulation de libido narcissique, « intempestive, régressive ou résiduelle » qui « exclut le sujet du monde extérieur »2. « La lecture littéraire, qui est la littérature »3 étant ainsi enrayée, les mémoires érotiques – toujours inconsciemment exacts même lorsqu’ils sont factuellement controuvés – devraient tout bonnement être rejetés hors de l’espace littéraire.
En réalité, la comparaison des œuvres majeures du corpus érotique indique que le lu ne se trouve pas simplement fixé dans la régression, pas plus qu’il ne bloque toutes les tentatives constructrices d’un lectant auquel il ne fournirait aucune intuition interprétative. Il serait plus juste d’avancer que la littérarité de l’érotisme dépend précisément de sa référentialité, laquelle « permet aux textes qui s’en nourrissent de proposer une véritable hésitation entre mimésis et sémiosis et non la simple annulation de l’une par l’autre », « le passage érotique [autorisant] à la fois une participation maximale (qui peut aller jusqu’à l’hallucination) et une signifiance maximale (en raison de la pression textuelle qui le met en relation avec les autres isotopies d’un texte) »4. Ce phénomène se trouve du reste renforcé dans des textes qui, associant érotisme et mise en scène de l’intimité, brouillent les traditionnels repères entre fiction et réalité.
Mais, à y regarder de plus près, on comprend que ce brouillage ne concerne pas seulement les instances de l’auteur, du narrateur et du personnage, mais que le lecteur se trouve, pour ainsi dire, happé par le texte, puisqu’il occupe à l’égard de ce dernier la même position que le libertin des mémoires fictifs ou réels à l’endroit du monde qu’il découvre ; et que tous deux sont mus dans leurs activités respectives par le même ressort inconscient, en l’occurrence la libido sciendi5. D’où l’importance des thématiques de l’effraction et de l’observation à la dérobée qui ne sont pas seulement sources d’excitation – Jacques Henric rappelle que l’illustre Angela Pietragrua, dans ce but, « permettait à Stendhal de suivre par la serrure ses ébats sexuels avec son amant »6 – mais servent aussi à guider le lecteur dans sa quête herméneutique et à équilibrer participation et mise à distance du fantasmes. C’est dans le même dessein que Comme si notre amour était une ordure alterne les lettres reçues par Catherine Millet à la suite de la parution de son récit autobiographique, l’évocation circonstanciée de films pornographiques enregistrés sur vidéocassettes et les réflexions métaphysiques de l’auteur-narrateur – métaphysiques au sens où elle concernent les principes premiers de toutes choses. D’autre part, comme l’érotique de la Renaissance, l’autofiction contemporaine – qui est pourtant loin d’abuser de cette figure macrostructurale qu’est l’euphémisme ! – exploite systématiquement l’équivoque. En effet, en dépit des dénégations de Jacques Henric, pour lequel il n’y a « aucun secret […] aucun sens caché à traquer »7 dans l’autofiction érotique, il semble bien que celle-ci, comme une parfaite allégorie, superpose deux niveaux de lecture : l’un, quelconque dans son obscénité, demeure accessible à tous, l’autre n’est intelligible que par les seuls initiés aptes à comprendre les sens axiologiques et ontologiques des histoires sexuelles rapportées (ce qui, au demeurant, tendrait, dans la typologie générique traditionnelle, à rapprocher ce type d’autofictions érotiques ou pornographiques non pas tant du roman-mémoires libertin que du roman à clefs). Par leurs réussites et ses errements, le protagoniste innocent, l’héroïne ingénue, le séducteur perfide et la charmeuse débauchée assistent le lecteur réel dans son activité. D’où l’importance de scènes où le narrateur-personnage déchiffre le monde comme s’il s’agissait d’un livre dans lequel il puise ensemble principes éthiques, expérience de l’altérité, désir « insatiable et sans limites »8 et compréhension de l’autre.


1 M. Picard, « Lecture de la perversion et perversion de la lecture » in Comment la littérature agit-elle ?, Paris, Klincksieck, 1994, p.193-205.
2 Cf. Freud, Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1969, p.283-286.
3 M. Picard, Loup y es-tu ?, Paris, Puf, 1992, p.5.
4 V. Jouve, « Lire l’érotisme » in Revue d’études culturelles, n°1, Erotisme et ordre moral, Dijon, Abell, 2005, p.132.
5 Cf. V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, éd.cit., p.90-91 & 157-159.
6 J. Henric, op.cit., p.117-118.
7 Ibid., p.61.
8 Ibid.p.273.

dimanche 21 juin 2009

Intimité érotique 2



Issu du dialogue d’éducation sexuelle – dont L’Ecole des filles de Michel Millot et Jean L’Ange, L’Académie des dames de Nicolas Chorier et les Cartas de Olinda e Alzira de Bocage sont les prototypes européens –, le roman érotique est rapidement devenu, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, sinon déjà un monologue remémoratif ou autonome, du moins un récit autodiégétique résolument tourné vers le souvenir de charmantes expériences, l’exploration de l’intimité et une introspection qui est certes égotiste, source d’une satisfaction narcissique, mais, surtout, origine d’un projet de vie et mode d’approche du moi et des ressorts de la subjectivité. Cette dimension prend sans cesse plus d’importance au fil de l’Histoire et s’inscrit de manière obsédante dans l’autofiction de Jacques Henric, Comme si notre amour était une ordure – réponse différée à La Vie sexuelle de Catherine M., reprise des Confessions d’un anonyme russe par laquelle l’auteur brûle de répondre à ces deux questions intimement liées : « Qui es-tu ? Quelle est ta vérité ? »1. Récit qui reprend, pour le subvertir, le genre du roman-mémoires érotique constitué de la souvenance de tentatives galantes exquises ou, a contrario, cuisantes. Avec magnanimité ou avec « l’infinie distance d’une dignité blessée »2, le personnage-narrateur – dont le lecteur inévitablement fait une « figure de l’auteur »3 – se livre alors à « une confession fidèle des travers et des erreurs de [sa] jeunesse » qui « pourra servir de leçon »4 à son lecteur. La découverte de l’intimité voluptueuse du héros – ou, plus souvent encore, de l’héroïne – ainsi dotée de fins d’édification n’est cependant pas davantage une dénonciation des roués qu’un éloge de la vertu ou une apologie de l’inconduite (même si, presque invariablement « l’amour charnel est [présenté comme] un des chemins du mystère »5). Elle sert à mettre au jour les mécanismes idéologiques de l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles : le rôle grandissant du sensualisme philosophique, l’intérêt croissant porté à l’enfance, l’invention de l’adolescence, l’attention pour les déterminismes multiples qui font et défont la personnalité, l’importance progressive accordée au mérite – dont témoignent, en l’occurrence, les prouesses accomplies dans l’art du déduit. Ce qui, par parenthèse, indique que si l’érotisme est du côté de la vie, ce n’est pas seulement en ce qu’il emprunte aux genres autobiographiques – mémoires, journaux, correspondances, autobiographie – leurs structures pour rendre compte d’une expérience, entre la passion et l’action, entre l’épreuve et l’essai, mais aussi et surtout en ce qu’il articule les thématiques de l’énergie (au sens où l’entend Schiller), de l’élan vital (défini, depuis Bergson, comme une lente accumulation et une brusque détente), de la volonté, ce « désir aveugle et irrésistible » dont Schopenhauer faisait la vie même, et du dionysiaque, cet « instinct esthétique » qui, pour Nietzsche, hélas, « dort dans la nature »6. Ce mouvement à la fois rétrospectif et introspectif mettant en « relation le dedans troublé et le dehors scriptural »7 est un mode d’appréhension particulièrement efficace des états de conscience, par un retour sur soi-même qui précise peu à peu la thématique intime : scènes d’intérieur, évocation de la banalité quotidienne, effusion fortement dramatisée des sentiments et de la sensualité. Thématique qui régira encore l’érotisme romantique, souvent négligé, mais dont l’étonnante collection de Hans-Jürgen Döpp met en lumière, par le biais de la lithographie et de la peinture, l’extraordinaire dynamisme8.
L’enchevêtrement de la fiction et de la réalité dans le récit érotique autodiégétique, qui doit tant à l’hypertrophie de l’intime, ce superlatif de l’intériorité, s’explique historiquement par un double jeu de « mímēsis formelle »9, ce qui, si l’on suit les analyses proposées par Michał Glowinski, signifie qu’il est l’imitation d’autres modes de discours littéraires, d’autres formes d’expressions concurremment présentes dans la culture qui préside à son épanouissement. Etudier l’intimité érotique revient donc à mettre au jour la tension qui existe entre la représentation du vrai et l’évocation du faux, entre la stylisation de la réalité et celle du fantasme, entre le désir de totalité et un certain amour de la fragmentation. Et aussi à analyser le plaisir ressenti par le lecteur à reconnaître précisément les modèles parodiés pour saisir les significations du récit qui s’appuie sur eux. Soumis à l’influence des romans à la première personne – romans-mémoires et romans picaresques –, devenus majoritaires dès la fin du XVIIe siècle, les genres autobiographiques deviennent prégnants dans le panorama littéraire européen. En retour, ce modèle autobiographique modifie la forme romanesque qui lui emprunte ses caractéristiques majeures, ses thématiques, ses procédés d’écriture, ce qui tend à nier le caractère fictionnel du roman, ce dernier enchevêtrant alors, de manière inextricable, comme plus tard s’y plaira l’autofiction, énoncés parfaitement sincères et manifestement mensongers.
Ainsi, d’une part, des romans comme Margot la ravaudeuse, l’Histoire de dom B***, portier des Chartreux, Thérèse philosophe, Les Sonnettes de Guillard de Servigné ou les Memoirs of a Woman of Pleasure se présentent comme des autobiographies prétendument réelles. Ce phénomène d’imitation vraisemblabilisante traverse l’histoire littéraire, le récit érotique hésitant longtemps entre le modèle du roman-mémoires – qui détermine encore le Journal d’une enfant vicieuse d’Hughes Rebell, la Colette et les Dévergondages de Spaddy, les anonymes Jeux du plaisir et de la volupté – et le roman personnel – forme qui structure jusqu’aux Memoiren einer Sängerin de Wilhelmine Schröder-Devrient et aux différentes fictions d’Emmanuelle Arsan. D’autre part, nombreux sont les auteurs qui, comme Casanova, reconnaissent explicitement l’influence exercée sur leurs productions autobiographiques par des fictions autodiégétiques – essentiellement le Portier des Chartreux, Thérèse philosophe et Les Confessions du comte de *** de Duclos. C’est cette possibilité d’associer fiction et sincérité qui les pousse à approfondir l’analyse de la dimension élitiste inhérente à la quête du plaisir, de l’abandon aux passions, des inquiétudes qui tourmentent le libertin déclinant. Et c’est le même processus d’hybridation générique qui – indiquant qu’à leurs yeux « l’image est la chose même »10 – leur permet de laisser libre cours à leur fantasme d’omnipotence, à cette mégalomanie qui sera également capitale dans l’autofiction érotique où toujours l’auteur, devenu personnage, se voudra « brillant, admiré, fêté », cherchant pour ce faire « inlassablement à étonner, à fasciner, par l’esprit, les réparties, le faste, la magnificence »11. Cette exaltation d’un moi prodigieux étant l’accomplissement logique de grands seigneurs libertins souhaitant « violer toute morale transcendante au profit de valeurs purement immanentes à eux-mêmes, se faire la mesure de toute chose, satelliser pour ainsi dire autrui et le monde autour de leur ego »12. En suivant les hypothèses avancées par Freud dans Deuil et mélancolie, on comprend que l’ensemble des écritures intimes érotiques sont à envisager comme une réaction défensive à la perte d’objet constitutive de la mélancolie et donc, comme une manière de travail de deuil. C’est ce qui explique à la fois, paradoxalement, la structure initiatique de ces récits – qu’ils soient factuels ou fictionnels n’y change rien – et l’importance du registre de la plainte dans des histoires qui superposent l’expérience érotique et l’épreuve d’une vieillesse qui altère l’image triomphante du séducteur. C’est ce qui explique encore que, parcourus par les réminiscences, les récits libertins qui contrefont le modèle des mémoires – et ceci vaut encore, à la fin du XIXe siècle, pour Le Roman de Violette ou Autobiography of a Flea – tentent, narcissiquement, de protéger les esthètes voluptueux que sont leurs auteurs de « l’increvable mélodie de la mort qui accompagne la plupart des passions amoureuses »13, de sauver de l’oubli, pour eux-mêmes, leurs années heureuses, les demoiselles qu’ils ont aimées, celles qu’ils ont désirées. Annie Ernaux ne dira pas autre chose en affirmant au magazine Regards en avril 2001, à propos de Se perdre : « je n’ai pas écrit pour le dire à quelqu’un. J’ai écrit pour le bonheur de me souvenir », « ces signes jetés sur le papier me restituent, quand je les relis, l’une des choses les plus fortes que j’aie vécues, et c’est une raison suffisante pour que je les publie. Qu’ils aient ou non le pouvoir de restituer la même chose au lecteur, je m’en fiche ». Enfin, c’est ce rapport équivoque au temps qui passe qui explique que les narrateurs-personnages soient partagés entre deux convictions contraires, entre la certitude que « ce qui est dur dans la mort, c’est la pensée que nous allons cesser d’exister et que tout va continuer sans nous : les filles, les fleurs, le bonheur… »14, et la croyance que leur propre disparition, inconcevable, menace l’existence même du monde. La mémoire fait renaître ensemble désir et plaisir, poésie et vérité ; et Wilhelmine Schröder-Devrient, traduite par Apollinaire, se remémore en des termes lestes ses délices d’autrefois : « à écrire cela, je me sens ravie par le souvenir de ces heureuses heures viennoises, au point que ma main gauche cherche involontairement l’endroit où un tel souvenir produit encore l’impression la plus vive. / A mon écriture toujours plus mauvaise, vous constaterez que je suis envahie par ces sentiments. Tout mon corps tremble de désir et de satisfaction. Au diable la plume et… »15


1 J. Henric, op.cit., p.13.
2 J. Henric, op.cit., p.165.
3 Cf. M. Couturier, La Figure de l’auteur, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1995 et, du même, « De la narratologie à la figure de l’auteur » in V. Jouve (éd.), L’Expérience de lecture, Paris, L’Improviste, 2005, p.113 sqq.
4 Duclos, Romans libertins du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, 1993, p.LVI.
5 J. Henric, op.cit., p.237.
6 Cf. F. von Schiller, Textes esthétiques, Paris, Vrin, 1998 ; H. Bergson, L’Energie spirituelle, Paris, Puf, 1990 ; F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1989 ; A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, Puf, 1989, p. 350.
7 J.-P. Miraux, L’Autobiographie. Ecriture de soi et sincérité, Paris, Nathan Université, p.35.
8 H.J. Döpp, Romantique. L’art érotique au début du XIXe siècle, Amsterdam & Singapour, The Pepin Press, 2000.
9 Cf. M. Glowinski, « Sur le roman à la première personne » in Esthétique et poétique, textes réunis et présentés par G. Genette, Paris, Seuil, coll. « Points », 1992, et S. Hubier, « Le roman à la première personne, une mímēsis formelle ? » in Enjeux, n°60, Namur, Pun, 2004.
10 J. Henric, op.cit., p.217.
11 M.-F. Luna, op.cit., p.255.
12 Ibid.
13 J. Henric, op.cit., p.62.
14 G. Matzneff, Nous n’irons plus au Luxembourg, Paris, La Table ronde, « La petite vermillon », 1993, p.203.
15 W. Schröder-Devrient, Les Mémoires d’une chanteuse allemande, Paris, Tchou, 1980, p.65-66.

samedi 20 juin 2009

L'intimité érotique 1



En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, je les renouvelle, j’en jouis une seconde fois, et je ris des peines que j’ai endurées, et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air […]. Je sais que j’ai existé, car j’ai senti ; et, le sentiment me donnant cette connaissance, je sais aussi que je n’existerai plus quand j’aurai cessé de sentir.1


L’érotisme, qui associe au désir sexuel une double élaboration culturelle et intellectuelle, est avant tout une activité subjective, non pas seulement en ce qu’elle est spécifiquement humaine, mais surtout en ce qu’elle appartient à la conscience individuelle, à l’intériorité, à la singularité – sinon à la spontanéité – du moi. C’est ce qui explique que l’érotisme soit un art ; c’est-à-dire conjointement qu’il corresponde à la maîtrise d’un code, d’une technique, et nécessite l’affirmation, pour chacun, d’un style propre. Voilà au reste ce qui légitime l’affirmation un brin provocatrice de Guy Scarpetta pour lequel « tout le monde, en matière d’érotisme, n’est pas également doué. Pas plus que n’importe quel art, il ne saurait répondre à une exigence démocratique ». « De l’érotisme, en somme, on pourrait dire ce qu’on dit de la musique : tous les êtres humains sont capables d’apprendre à jouer du piano (rien, dans le programme génétique de l’espèce, ne s’y oppose) ; mais il ne s’ensuit pas pour autant que chacun puisse devenir Glenn Gould »2. Mais, au-delà de ce trait d’esprit, la subjectivité de l’érotisme explique surtout que ce dernier corresponde toujours, d’un point de vue littéraire, à une manière de lyrisme, au sens où, comme le note Georges Molinié, « l’expression lyrique est d’abord expression de soi à soi sur soi » – ce qui « se traduit dans le discours par une surabondance d’indices à la première personne » ainsi que par un jeu singulier des « figures microstructurales : allocution, exclamation, interrogations oratoires… et même des figures de second niveau (monologue) »3. Il est bien connu, en effet, que dès l’époque classique, « les récits libertins empruntent abondamment les ressources de la première personne, qu’il s’agisse de romans en forme de mémoires, de romans dialogués ou de romans épistolaires »4, le recours au point de vue subjectif permettant « aux narrateurs un rendu plus direct des sensations et des émotions « qui provoque une identification plus excitante du lecteur au héros »5. Les théoriciens de la lecture ont naturellement poussé beaucoup plus avant l’analyse de ces phénomènes identificatoires.
D’une part, selon eux, l’usage de la première personne faisant mécaniquement coïncider l’« identification primaire » au narrateur et l’« identification secondaire » au personnage qu’il a été6, le plaisir de la lecture serait la réponse à celui pris à remémorer, par l’écriture, des joies amoureuses et érotiques passées pour en jouir une seconde fois. Ce ravissement de la remémoration, souvent développé au cœur du récit et inlassablement renouvelé, montre non seulement à quel point l’érotisme est réactualisation de plaisirs anciens, mais aussi combien il est répétitif – cet « effacement du temps »7, « ce bredouillement de la durée mourante »8 que Jacques Henric place au cœur du désir amoureux étant aussi chargé de réduire d’anciens traumas. D’autre part, comme le note Käte Hamburger à la suite de Benveniste, « il appartient à l’essence de tout récit à la première personne […] de se poser comme non-fiction, comme document historique »9 ; et c’est cette désorganisation des limites évanescentes séparant la réalité et la fiction qui favorise la sublimation des pulsions scopiques dont on sait qu’elle est, avec la régression au stade anal, constitutive du plaisir de lecture10. De fait, « l’objet du voyeurisme, c’est d’abord la sexualité : une sexualité dissimulée et latente dans les romans les plus travaillés, une sexualité manifeste dans les récits plus primaires »11. L’intimité sexuelle – liée conjointement à la transgression, à la complicité et au secret – apparaît bien comme le « lieu d’ancrage et de fixation de la lecture, point central sur lequel porte toute l’attention de celui qui déchiffre, foyer où se rive son regard »12. Autrement dit, la dimension autodiégétique des récits érotiques indiquerait que l’excitation que provoque la lecture de ceux-ci n’est point – loin s’en faut – génitale, mais qu’elle renvoie au contraire à des stades archaïques du développement psychique, et que la lecture de fictions érotiques qui revêtent l’apparence de récits factuels ou d’autobiographies érotiques mimant la forme romanesque, inscrite dans la dialectique de la dissimulation et du dévoilement, est toujours soutenue à la fois par un intense désir de savoir sexuel et par un violent désir sexuel de savoir, au reste lié à l’oralité13.
A tout cela, deux conséquences. Sur le plan de l’histoire des modèles littéraires, la dimension cognitive et heuristique de l’érotisme permet de comprendre comment et pourquoi, quittant le dialogue d’éducation sexuelle, la matière licencieuse est advenue dans le Bildungsroman, dans le roman-mémoires, dans le roman personnel et, enfin, dans ce genre paradoxal qu’est l’autofiction où « le lecteur perçoit un écrivain qui s’identifie à l’un de ses personnages dont le caractère fictif est affiché par un auteur qui se met en scène dans des aventures visiblement imaginaires »14. Sur le plan théorique, si l’on accepte de définir la lecture comme une activité permettant à qui s’y adonne d’en revenir à des stades archaïques de sa vie libidinale et de s’y fixer momentanément pour retrouver une satisfaction fantasmatique (consciemment oubliée mais spontanément tenace), la lecture de ces textes intimes et érotiques correspondrait à une manière de retour – en vue de la goûter et de la dominer – à cette fameuse Urszene qui, en raison de sa forte valeur traumatique, est devenue un point de fixation des représentations inconscientes. Un lien est alors tissé entre une forme – la confession (véridique ou feinte) de douces turpitudes libertines – et une structure fantasmatique – la manière dont la maîtrise de l’analité, l’indéfectibilité de la frustration et de la satisfaction du stade oral, et le désir de voir mis en évidence par les théories sexuelles infantiles viennent s’étayer sur la génitalité. C’est à ce lien qu’il s’agit, entre autres, de s’intéresser brièvement ici en croisant histoire des formes et histoire des mentalités, exégèse et théorie littéraire.


1 Casanova, Mémoires. Histoire de ma vie, Paris, Arléa, 1993, p.3.
2 G. Scarpetta, Variations sur l’érotisme, Paris, Descartes & Cie, 2004, p.16.
3 G. Molinié, Eléments de stylistique française, Paris, Puf, coll. « Linguistique nouvelle », 1991, p.158.
4 M.-F. Luna, « Du “je” libertin » in J.-F. Perrin & Ph. Stewart (éd.), Du Genre libertin au XVIIIe siècle, Paris, Desjonquères, 2004, p.242.
5 Ibid.
6 Voir V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Puf, 1992, p.124 sqq.
7 J. Henric, Comme si notre amour était une ordure, Paris, Stock, 2004, p.108.
8 Ibid., p.238.
9 K. Hamburger, La Logique des genres littéraires, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1986, p.259 & 299.
10 M. Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, p.60-65.
11 V. Jouve, op.cit., p.159.
12 C. Grivel, Production de l’intérêt romanesque, La Haye & Paris, Mouton, 1973, p.284.
13 Cf. S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1991.
14 V. Colonna, L’Autofiction (essai sur la fictionalisation de soi en littérature), thèse de l’E.h.e.s.s., 1989, p.17.

mercredi 17 juin 2009

Nains, etcétera


Chers RECELeurs/euses

nous sommes au plaisir de vous annoncer la
PARUTION online
du deuxième numéro de la Revue d'Etudes Culturelles,
consacrée à l'analyse édifiante des représentations des

"NAINS
et autres figures de la miniaturisation de l'humain"

téléchargeable directement sur

http://etudesculturelles.weebly.com/nains.html


"Après un premier numéro consacré aux liens qui unissent érotisme et ordre moral, nous nous sommes intéressés aux figures de la miniaturisation anthropomorphique qui traversent la culture occidentale, du nain bouffon au nain tragique, des « hommes qui rétrécissent » aux célèbres Schtroumpfs de Peyo. Du goût des antiques romains pour les nains obscènes à la fascination contemporaine pour les freaks, en passant par la prolifération du « petit peuple » (gnomes, trolls, etc.) dans les corpus épique et arthurien, l’obsession baroque des putti et la réinvention romantique du monstre rapetissé nous traverserons une sorte d’envers du culte de la forme humaine. Cette étude culturaliste du nanisme emprunte des voies méthodologiques diverses, de l’analyse des processus (historiques, artistiques, psychologiques) qui ont conduit à la corruption du topos du puer senex, à la promotion de l’esthétique de la laideur. Toutes les périodes et tous les champs de l’art et des idées ont été abordés : productions romanesques, poétiques, théâtrales, cinématographiques, picturales ou photographiques, etc., genres habituellement considérés comme para- (ou infra-) littéraires, tels que la bande dessinée ou les séries télévisées, phénomènes de mode, influences des modèles philosophiques, scientifiques ou économiques, dispositions légales ou pratiques culturelles diverses. Nains de jardin, lancer de nains et autres formes étonnantes de la « nanomanie» contemporaine trouvent ainsi une cohérence inattendue"



Tables des matières


C. ANNOUSSAMY, Ethique et physiologie du nain dans David Copperfield de Dickens 9

C. BADIOU, Le nain sur les scènes musicales germanophones au début du XXe siècle 19

N. BALUTET, L’importance des nains chez les anciens Mayas 31

A. DOMINGUEZ LEIVA, Des lolitos aux angelots : l’étrange aventure des putti 41

C. FRANÇOIS DENEVE, Ulle de Vicki Baum : un nain à l’aube du IIIe Reich 59

C. FRANÇOIS DENEVE, Big Little Man, Peter Dinklage et The Station Agent 67

J. GADBOIS, Regards de haut, réduction du nain de jardin 71

I. HABITCH, « Car le nain [...] leur avoit bien dit et conté s’aventure toute » 83

L. HELIX, Le nain des romans arthuriens, une merveille très raisonnable 95

S. HUBIER, De très petites dépravations : une promenade au pays des Schtroumpfs 107

A. LAMBRECHT, Le nain de jardin en Allemagne et en France 125

C. LAUNAI, Le nain de jardin entre amor fati et mépris de classe 135

A. LÜTHI, Präsenz der Zwerge in den Bildern Diego Velázquez’ 145

R. PATZAK, The World of the Moomintrolls between Nordic gloominess and joy of life 155

I. PERRIER, Esquisses autour de la figure mythique du nain 169

S. POITRAL, Figures de la naine Jalousie chez René d’Anjou 181

F. THIBAULT, Grandeur du Hobbit dans l’oeuvre de J.R.R. Tolkien 191

F. WESSELER, « Il était une fois à la cour d’Eisenach ». Le nain dans l’opéra 203

C. WRONA, Un peuple en éclat de taille cinématographique 217

lundi 15 juin 2009

Automédialité



Vient de paraître,
animée par notre chère collègue et amie Béatrice JONGY
le quatrième numéro de notre

Revue d'Etudes culturelles!!!

Il est consacré à L'automédialité contemporaine, des BDs de Julie Doucet aux blogeurs et blogueuses de tous poils...


"Ce volume, "l'Automédialité contemporaine", est le 4ème numéro de la Revue d'Etude culturelles de l'Université de Bourgogne. L'Automédialité désigne à la fois la construction du sujet dans l'écrit, l'image et les nouveaux médias. Elle met l'accent sur les pratiques culturelles et les constructions des identités. L'ouvrage situe cette notion dans une généalogie du sujet, avant d'étudier les procédés de représentation de soi des différents médias au XX et XXIe siècles. Il confronte le texte littéraire soit à d'autres types de productions textuelles, soit à d'autres langages artistiques. Il s'intéresse également aux formes autobiographiques nouvelles engendrées par l'usage des téléphones mobiles et d'internet.




TABLE DES MATIERES


Béatrice JONGY : Avant-propos

Christian MOSER : Pour un dialogue entre médiologie et critique littéraire.

François GUIYOBA : Le sujet à la croisée des chemins auto (bio) médiatiques.

Samuel WEBER : Medium, Reflexivity and the Economy of the Self (Walter Benjamin).

Anne-Laure DAUX : Le cas des autobiographies d’allemands de l’est après 1989.

David JAMES : The origins of Jonas Mekas's diary film, Walden.

Heidi PEETERS: Pierre Alferi’s meta-self-medial poems.

Salma MOBARAK : Le journal intime en littérature, en peinture et au cinéma.

Martine DELVAUX : Les visages de la bédéiste Julie Doucet.

Eva WERTH : L’œuvre de Sophie Calle et le concept de l’automédialité.

Jacques BRUNET-GEORGET : Les procédures de représentation de soi chez Orlan.

Biliana VASSILEVA-FOUILHOUX : Automédialite et écriture chorégraphique : Carolyn Carlson.

Sébastien BISET : Pratiques culturelles émergentes et automédialité.

Konstantinos VASSILIOU : Automédialité et médias numériques.

Patrice VIBERT : L'alternance entre le réel et le blog.

Christian MARIOTTE : Epistolarite, écriture de soi et nouvelles technologies : réinvention de la « lettre de lecteur ».

Gabriela DAVID : L’incidence du camphone sur la construction de l’automédialité.



Béatrice JONGY, "L'automédialité contemporaine", Revue d'Etudes culturelles numéro 4-hiver 2008, Dijon, Abell.
ISBN : 2-904911-81-2 Prix : 20 euros

contact : Jérôme MARTIN, Ingénieur d'études au CPTC
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mardi 2 juin 2009

L'homme dionysiaque, héros des avant-gardes 12


La désagrégation des éléments en organes indépendants rejoint dans Les rouilles encagées de B. Péret les délires de H. Bellmer et la combinatoire dionysiaque étudiée par J. Brun, teintée ici d'une cruauté sadienne qui traverse tout le texte, notamment dans la parodie des chansons de geste qui sert de caricature anti-militariste («il saisit son membre et en frappa toute sa famille à coups redoublés (...) frappant à tour de bras avec sa redoutable pine, décapitant les uns, éventrant les autres, cependant que derrière lui sa mère (...) se branlait avec les membres que, dans sa rage, il avait brisés et qui gisaient, sanglants, par toute la pièce», id, 185). Dans ce délire rabelaisien, les cons se réfugient dans la cheminée «et une grande bataille s'engagea entre eux pour la possession définitive du membre dégonflé de Pissat»(id, ibid.).

Parallèlement au mouvement de désagrégation, tout se métamorphose dans cet orgasme collectif: «le chien se fit rapidement miroir et une des femmes le saisit, le mit entre ses jambes et continua de se branler avec plus d'ardeur que jamais (...) le miroir devint semblable à une mer grosse, puis (...) se hérissa de pines qui, peu à peu, se fondirent en une seule, énorme (...) sur lequel les veines dessinaient tout un poème hiéroglyphique»(id, 175). Du verre de porto «jaillit une énorme colonne de mousse qui prit vite des contours féminins», que le vicomte «pénétra comme un autobus dans un magasin de porcelaine»(id, 177).

Un mouvement d'attraction magnétique fusionne le tout («les femmes étaient attirées magnétiquement par les pines dont la rue était hérissée et venaient s'y empaler malgré elles», id, 188), tandis que le foutre envahit littéralement cet espace qui devient un cosmos héraclitéen en ébullition: «le foutre s'enroula autour des pieds des chaises et des tables, pénétra dans les meubles qu'il féconda avec de grands hurlements», puis «le niveau du foutre montait de plus en plus et les enfants commencèrent à faire la planche à la surface (...) Le foutre montait toujours... Tous, hommes et femmes, commencèrent à avoir peur (...) en songeant au sort de Pompéi qu'avait noyée le foutre du Vésuve»(id, 186)...

La parodie de film pornographique, genre qu´Eluard, Aragon et plusieurs autres surréalistes adoraient (Péret et Buñuel auraient même projeté la réalisation sous le manteau d'un specimen évidemment anticlérical) rejoint le «péplum» catastrophique dans une apothéose dionysiaque qui eût surpris Nietzsche lui-même: «D'un seul élan, il [le foutre] se précipita dans la rue, entraînant avec lui toute la famille qui maintenant ne se tenait plus de joie (...) la rue se remplissait de foutre qui bondissait jusqu'à l'intérieur des voitures, renversant et entraînant les passants qui avaient oublié de bander à son approche»(id, 193)...


Ps. Pour une étude plus poussée de la question orgiastico-moderne je me permets de renvoyer à mon article «De l'orgie à la partouse », téléchargeable sur

www.uv.es/~dpujante/PDF/CAP2/A/A_Dominguez.pdf